L'intelligence émotionnelle
SOURCE : David Servan-Schreiber, disparu récemment, dans son ouvrage publié en 2003« guérir le stress, l'anxiété et la dépression sans médicaments ni psychanalyse » chez Robert Laffont, explore une nouvelle une forme d'intelligence et propose une médecine des émotions en 7 volets. En voici un extrait qui est une invitation à découvrir son ouvrage, particulièrement accessible, définit l'intelligence émotionnelle. Bonne lecture !
Nous devons faire attention de ne pas faire l’intellect notre dieu ;
Il a, bien sûr, des muscles puissants, mais pas de personnalité.
Il ne peut pas commander ; seulement servir.
Albert Einstein
Sans les émotions, la vie n’a pas de sens. Qu’est-ce qui donne du sel à notre existence sinon l’amour, la beauté, la justice, la vérité, la dignité, l’honneur et les gratifications qu’ils nous apportent ? Ces sentiments, et les émotions qui les accompagnent, sont comme des boussoles qui nous guident à chaque pas. Nous cherchons toujours à avancer vers plus d’amour, plus de beauté, plus de justice, et à nous éloigner de leurs opposés. Privés des émotions, nous perdons nos repères les plus fondamentaux et devenons incapables de choisir en fonction de ce qui nous importe véritablement.
Certaines maladies mentales se traduisent par une telle perte de contact. Les patients qui en sont atteints sont pour ainsi dire des exilés dans un << no man's land >> émotionnel. Donc nous parlons ici d’une nouvelle médecine des émotions.
Douter de tout ou tout croire, ce sont les deux
solutions également commodes qui l’une et l’autre
nous dispensent de réfléchir.
Henri Poincaré, La Science et l’hypothèse.
Chaque vie est unique – et la vie est difficile. Souvent, nous nous surprenons à envier celle d’autrui : : << Ah, si j’étais belle comme Marilyn Monroe >>, << Ah, si j’avais le talent de Marguerite Dumas >>, << Ah, si je menais une vie d’aventures comme Hemmingway >>… C’est vrai : nous n’aurions pas les mêmes problèmes, en tout cas pas les nôtres. Mais nous en aurions d’autres : les leurs.
Le terme qui définit le mieux cet équilibre entre l'émotion et la raison est celui « d'intelligence émotionnelle ». Inventée par des chercheurs de l'université de Yale et du New Hampshire, cette expression a connu son heure de gloire grâce au livre d'un journaliste scientifique du New York Times, Daniel Goleman, dont le retentissement mondial a renouvelé le débat sur la question : « Qu'est-ce que l'intelligence ? ». L'intelligence émotionnelle est une idée aussi simple qu'importante. Dans sa définition initiale et la plus générale, celle qui a inspiré Alfred Binet, le psychologue français du début du siècle qui a inventé l'idée de « quotient intellectuel », l'intelligence c'est l'ensemble des capacités mentales qui permettent de prédire le succès d'un individu. En principe, donc, plus on est « intelligent » c'est-à-dire plus on a un QI élevé, plus on doit « réussir ». Afin de vérifier cette prédiction, Binet a mis au point un test devenu célèbre sous le nom de « test du QI. Le test porte avant tout sur les capacités d'abstraction et de flexibilité dans le traitement de l'information logique. Or, on s'est aperçu que la relation entre le QI d'un individu et sa « réussite » en un sens assez large (position sociale, salaire, le fait d'être marié ou non, d'avoir des enfants ou non, etc.…) est pour le moins ténue. Selon différentes études, moins 20 % de cette réussite pourrait être attribuée au QI. La conclusion semble s'imposer : d'autres facteurs, visiblement plus importants que l'intelligence abstraite et logique, sont responsables du succès à 80 %.
Jung et Piaget, déjà, avaient proposé qu'il existe plusieurs types d'intelligence. Il est indéniable que certains individus – comme Mozart – ont une intelligence remarquable pour la musique, d'autres pour la forme – Rodin par exemple – et d'autres encore pour le mouvement de leur corps dans l'espace – on pense à Noureïev ou à Mickael Jordan. Les chercheurs de Yale et du New Hampshire ont mis au jour une forme d'intelligence supplémentaire : celle qui est impliquée dans la compréhension et la gestion de nos émotions. C'est précisément cette forme d'intelligence, « l'intelligence émotionnelle » qui semble expliquer, au mieux que toute autre, le succès dans la vie. Et elle est assez largement indépendante du quotient intellectuel.
À partir de l'intelligence émotionnelle, les chercheurs de Yale et du New Hampshire ont défini un quotient émotionnel permettant de la mesurer autour de quatre fonctions essentielles :
1 – L'aptitude à identifier son état émotionnel et celui des autres.
2 – L'aptitude à comprendre le déroulement naturel des émotions ...
3 – L’aptitude à raisonner sur ses propres émotions et celle des autres.
4 – L'aptitude à gérer ses émotions et celles des autres.
Ces quatre aptitudes sont les fondements de la maîtrise de soi et de la réussite sociale. Elles sont à la base de la connaissance de soi, de la retenue, de la compassion, de la coopération et de la capacité à résoudre les conflits. » Tout cela semble élémentaire. Chacun est même persuadé qu’il excelle dans ces quatre domaines. Pourtant, c’est loin d’être le cas.
Ces sept approches ont toutes été soumises à des évaluations scientifiques rigoureuses qui montrent leur efficacité, et elles ont fait l’objet de nombreuses publications dans des revues scientifiques internationales de références. Pour autant, elles ne font toujours pas partie de l’arsenal médical occidental, pas même de la psychiatrie ou la psychothérapie. La principale raison de ce retard tient au fait que l’on ne comprend pas bien encore les mécanismes qui sont responsables de leurs effets. C’est un obstacle important, peut-être même légitime, pour une pratique de la médecine qui se veut scientifique. Toutefois, la demande pour des méthodes de traitement naturelles et efficaces ne cesse de croître. Et il y a de très bonnes raisons pour cela.
Pourtant, il existe des gens heureux qui mènent une vie harmonieuse. Le plus souvent, ils ont le sentiment que la vie est généreuse. Ils savent apprécier leur entourage et les menus plaisirs quotidiens : les repas, le sommeil, la sérénité de la nature, la beauté de la ville. Ils aiment créer et bâtir, qu’il s’agisse d’objets, de projets, de relations. Ces gens ne font partie ni d’une secte ni d’une religion particulière. On les rencontre aux quatre coins du monde. Certains sont riches, d’autres non, certains sont mariés, d’autres vivent seuls, certains ont des talents particuliers, d’autres sont tout à fait ordinaires. Ils ont tous connu des échecs, des déceptions, des moments difficiles. Personne n’y échappe. Mais, dans l’ensemble, ils semblent mieux négocier les obstacles : on dirait qu’ils ont une aptitude particulière à rebondir face à l’adversité, à donner un sens à leur existence, comme s’ils entretenaient un rapport plus intime avec eux-mêmes, avec les autres, et avec ce qu’ils ont choisi de faire de leur vie.
Qu’est-ce qui permet d’atteindre cet état ? Après vingt ans passés à étudier et à pratiquer la médecine, surtout dans les grandes universités occidentales mais aussi auprès de médecins tibétains ou de chamans amérindiens, j’ai découvert certaines clés qui se sont avérées utiles tant pour mes patients que pour moi-même. À ma grande surprise, ce ne sont pas celles qui m’ont été enseignées à l’université. Il ne s’agit ni de médicaments ni de psychanalyse.
On n’apprend jamais autant sur une question que lorsqu’on doit l’enseigner à des étudiants. J’ai donc fait des recherches sur le sujet, et j’ai découvert que Marian Stuart et Joseph Lieberman, une psychothérapeute et un psychiatre, avaient fait une série d’études remarquables sur ce qui distingue les médecins qui ont un don pour communiquer et ceux qui ne l’ont pas. Après avoir filmé des dizaines de consultations courtes avec des médecins très appréciés de leurs malades, ainsi que d’autres avec des médecins qui l’étaient beaucoup moins, ils ont distillé la quintessence de ce << don >> en une technique très facile à apprendre. Comme bien d’autres, j’ai enseigné cette méthode pendant des années. Mais ma plus grande surprise a été de découvrir qu’elles s’appliquaient à tout le monde avec le même bonheur : à ma famille, mes amis, et même à mes collègues lorsqu’ils traversaient une période difficile. Ces gens ne venaient pas me parler en tant que psychiatre. Je n’avais pas non plus nécessairement la possibilité – ni parfois l’envie – de passer une heure à me pencher sur les détails les plus infimes de leur existence. Il fallait, pour eux aussi, trouver la manière la plus efficace et la plus humaine d’<< entrer en contact >> et de les aider à se sentir mieux… en dix minutes. La méthode de Stuart et Lieberman permet d’améliorer considérablement notre capacité d’écouter – et donc notre rapport aux autres – sans avoir besoin d’être psychiatre. De se rapprocher des gens qui comptent le plus, nos conjoints, nos parents, nos enfants, comme nous n’avons jamais appris à le faire. Or, en faisant cela, en approfondissant nos relations, nous nous soignons aussi nous-mêmes.
Les Questions de l’ELFE
La technique se résume en 5 questions qui se succèdent assez vite. Un bon moyen pour s’en souvenir est de se poser les mots suivants : « Questions de l’elfe ». Comme dans les contes de fées, c’est l’elfe qui transforme le banal quotidien en un instant magique :
Q pour « Que s’est-il passé ? »
Pour établir une connexion avec une personne qui souffre, il faut d’abord qu’elle raconte ce qui s’est produit dans sa vie qui lui a fait mal. C’est ce qu’elle vous décrira en répondant à la question : « Que t’est-il arrivé ? ». La découverte de Marian Stuart et Joseph Lieberman est qu’il n’est pas nécessaire de rentrer dans les détails, bien au contraire. L’important est d’écouter la personne en l’interrompant le moins possible pendant 3 minutes, mais à peine plus. Si cela vous parait peu, sachez qu’un médecin interrompt son patient au bout de 18 secondes à peine ! Au-delà de 3 minutes, si vous laissez votre interlocuteur se perdre dans les détails, vous risquez de ne jamais arriver à l’essentiel ! Et l’essentiel, au fond, ce ne sont jamais les faits, mais les émotions. Il faut donc poser la 2ème question, bien plus capitale.
E pour Émotion
Très vite, la question que vous devez poser est : « Et quelle émotion as-tu ressentie ? ». Cela peut paraître superflu, mais un jeune médecin généraliste du Kosovo a saisi tout l’intérêt de cette question face à une femme qui se plaignait d’avoir toujours mal au dos, à la tête, de ne pas dormir, de perdre du poids. Le pauvre médecin faisait défiler dans sa tête tous les diagnostics possibles de l’encyclopédie médicale, de la syphilis à la sclérose en plaque… quand il a eu l’idée de poser LA question CLE : « Que vous est-il arrivé ? ». En quelques secondes, la femme lui a confié que son mari avait été enlevé par des miliciens serbes 2 semaines plus tôt, et qu’elle n’avait plus de nouvelles depuis. Elle se disait qu’il était certainement mort. Elle n’avait sans doute eu personne à qui raconter tout cela, tant cette situation était monnaie courante. On imagine aisément ce qu’elle avait dû ressentir, et le médecin hésitait à lui poser la question suivante afin, craignait-il, de ne pas « réveiller » cette émotion si violente. Cela lui semblait tellement évident ; poser la question avait quelque chose de gênant, presque insultant. Pourtant, prenant son courage à deux mains, il est parvenu à articuler : « …Et qu’avez-vous ressenti lorsque c’est arrivé ? ». À ce moment-là, la femme a fondu en larme, libérant ses émotions contenues depuis si longtemps. « J’étais terrifiée, docteur, terrifiée… ». Il lui a pris le bras, et l’a laissé pleurer un peu. Puis, il a enchaîné avec la question la plus importante.
L pour Le plus difficile
Le meilleur moyen de ne pas se noyer dans l’émotion, de l’affronter et d’être en mesure de la gérer, c’est de plonger jusqu’au fond, au plus dur, au cœur de la douleur. C’est seulement là qu’on peut donner le coup de pied qui permettra de remonter vers la surface… et de survivre. C’est une question qui semble « déplacée » ou impolie, compte tenu de ce que signifie vivre une telle situation. C’est pourtant la plus efficace de toutes les questions : « Qu’est-ce qui a été le plus difficile pour vous ? ». Et la femme a répondu sans hésiter : « Le fait de pas savoir quoi dire aux enfants. Moi, je savais depuis longtemps que ça risquait d’arriver, et mon mari et moi en avions souvent parlé. Mais les enfants… Qu’est-ce que je peux faire pour les enfants… ? » Elle se remit alors à pleurer plus violemment encore. Ce n’était pas le fait d’avoir perdu son mari qui lui posait le plus de problèmes. Ses émotions s’étaient en fait cristallisées sur ses enfants. Si la question ne lui avait pas été posée directement, le médecin n’aurait jamais pu savoir… La question « L » est magique parce qu’elle sert à focaliser l’esprit de celui qui souffre. Elle lui permet de regrouper ses idées sur le point fondamental, celui qui fait le plus mal, alors que, livré à lui-même, son esprit à tendance à partir dans toutes les directions. Elle permet de « crever l’abcès ». Cela ne résout rien, mais la personne qui souffre sait enfin exactement d’où provient la douleur.
F pour Faire face.
Après avoir permis à l'émotion de s'exprimer, il faut ensuite profiter du fait que l'énergie est concentrée sur la source principale du problème : « Et qu'est-ce qui t'aide le plus à faire face ? ». Avec cette question, on tourne l'attention de celui à qui on parle vers les ressources qui existent déjà autour de lui, et en lui, et qui peuvent l'aider à s'en sortir. Il ne faut pas sous-estimer la capacité des gens à se sortir des situations les plus difficiles. Ce dont ils ont souvent le plus besoin, c'est qu'on les aide à retomber sur leurs pieds ; pas qu'on règle les problèmes à leur place. Nous avons tous du mal à comprendre et à admettre que les hommes et les femmes qui nous entourent sont plus forts, plus résistants, qu'on ne le croit généralement. Que nous sommes nous-mêmes plus forts et plus résistants que nous ne le croyons dans nos relations affectives. Au lieu de penser « Ne reste pas là comme ça ! Fais quelque chose ! » lorsque quelqu'un exprime son émotion et sa douleur, nous devons plutôt penser « Ne fais rien ! Reste là comme ça ! ». Car c'est bien le rôle le plus bénéfique que nous puissions souvent jouer : être simplement là et accompagner, au lieu de proposer des solutions les unes après les autres ou de prendre les problèmes qui ne nous appartiennent pas sur nos épaules.
E pour Empathie
Enfin, pour conclure l'interaction, il est toujours utile d'exprimer avec des mots sincères ce que l'on a éprouvé en écoutant l'autre. Pour simplement lui communiquer que nous avons, pendant quelques minutes, partagé son fardeau. À la fin de la conversation, il repartira seul avec son lourd bagage, mais, pendant ces quelques instants, nous l'aurons tenu ensemble et nous comprenons donc mieux sa douleur. Ce souvenir lui permettra de se sentir moins seul sur la route où il s'est engagé. Le plus souvent, quelques mots très simples, suffisent : « Ça doit être dur pour toi », ou par exemple, « Je suis désolé de ce qui t'est arrivé, j'étais aussi ému en t'écoutant ». C'est dans ces échanges réussis, même s'ils ne nous « guérissent » pas instantanément, que notre cerveau émotionnel se développe ; qu'il devient plus confiant dans notre capacité à entrer en relation avec les autres et de les prendre en considération comme il en a besoin. Et c'est cette confiance qui nous protège de l'anxiété et de la dépression.